Compte-rendu de la réunion du 19 décembre 1961

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Circulaire no. 16

OUVOIR DE

LITTERATURE

POTENTIELLE

COMPTE-RENDU DE LA REUNION DU MARDI 19 DECEMBRE 1961

Présents : QUEVAL,
QUENEAU, SCHMIDT, LE LIONNAIS, LATIS,
LESCURE, DUCHATEAU, ARNAUD, BENS.

Président : Jacques
DUCHATEAU

LE LIONNAIS : Je suis amené à demander
une condamnation grave, voire la peine de mort, contre un des membres les plus éminents de
l’OuLiPo, et d’ailleurs un ami très cher, j’ai nommé Jean Lescure, Jean Lescure
dont vous savez qu’il a acquis une certaine réputation dans le monde des lettres en écrivant
un roman intitulé Les
Chevaliers de la mouche à miel
. Ceci dit, j’en arrive à ma plainte. Il y a
quelques jours, je me suis trouvé en face d’une personne étrangère à l’OuLiPo qui m’a dit :
“Qu’est-ce que c’est que cet OuLiPo ? Quand va-t-on m’inviter à déjeuner à l’OuLiPo ? etc.…”
Il s’agit de Jacques de
Bourbon-Busset
, noble et ex, etc.

QUENEAU (suraigu) : ha-ha-ha-ha… (Son
rire se poursuit pendant les répliques suivantes.)

LE LIONNAIS : Je lui ai dit : “Comment
connaissez-vous l’existence de cette société, plus secrète et plus dangereuse que l’OAS ?” Il m’a dit : “C’est Jean Lescure qui m’a parlé de cela. ” Il a
ajouté : “Quand m’invitez-vous ?”

QUENEAU (continuant) : ha-ha-ha-ha…

TOUS : ha-ha, ha-ha, ha-ha.

LESCURE (inspiré) : Grave problème. Je
plaide coupable, mais il faut que je cherche.

BENS (froid) : Vous chercherez tout à
l’heure. Faites voter en attendant.

DUCHATEAU : Messieurs, qui est pour la
peine de mort ? (Un temps.) Contre ? (Un temps.) La peine de mort est votée par l’unanimité
contre deux voix.

LE LIONNAIS : La question de
l’invitation reste posée.

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      LATIS : Il faut répondre que nos
      déjeuners sont des déjeuners de travail, auxquels n’assistent que des travailleurs.

      (Approbations diverses.)

      Le S.P.
      tire de sa serviette une lettre de Latis   et la rend à Latis qui en donne lecture. (Texte de la lettre en
      annexe au présent compte-rendu  .)

      DUCHATEAU : Qui demande la parole ?

      BENS : Je crois que, grâce à cet appareil
      (geste vers le magnéto), de telles erreurs pourront être évitées à l’avenir. Je crois que ce
      serait dommage de supprimer les compte-rendus.

      QUENEAU : Toute publication de ce genre
      est, d’ordinaire, soumise à l’approbation des gens qui ont parlé. On leur envoie le texte
      pour pouvoir décanter le…les conneries qui auraient pu leur échapper, les marécages du
      langage oral, etc.… Mais ; pour nous, cela compliquerait beaucoup les choses.

      ARNAUD : D’autant plus qu’il ne s’agit
      pas ici de comptes-rendus publiés.

      QUENEAU : Bien sûr : c’est purement
      confidentiel. Du moins, je l’espère. (coup d’œil vers Lescure, qui baisse les yeux vers son assiette.)

      LE LIONNAIS : Je pense qu’on pourrait
      concilier les extrêmes en faisant des C.R. très secs, analytiques, portant sur l’essentiel
      de ce qui a été dit et qu’il ne faudrait pas laisser perdre.

      QUENEAU : Un avantage des C.R. très secs,
      c’est que B.B.
      n’aurait plus envie de venir.

      SCHMIDT : Moi, je continue à défendre
      les C.R. sous leur ancienne forme, parce qu’il semble que Bens tire la potentialité de nos propos et que c’est déjà,
      sinon quelque chose de réel et de fidèle, du moins une sorte d’œuvre collective dont il est
      le traducteur.

      QUENEAU : Je suis tout à fait de cet
      avis.

      DUCHATEAU : Messieurs, je mets
      l’existence future des C.R. aux voix. Pour ? Contre ? Merci. Pour : unanimité. Contre : une
      voix.

      Bens donne lecture d’un Projet d’éléments de
      Statuts
        .

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          DUCHATEAU : Ces éléments de statuts
          seront joints au C.R. de la présente séance. Nous en discuterons au cours du prochain
          déjeuner.

          On parle de la bande du Dossier
          OuLiPo
          . Sans résultat.

          On parle du service de presse du même Dossier.

          On reparle de la bande. Après une longue délibération, on adopte, sur proposition de
          Le Lionnais, améliorée par R.Q., A.M.S., J.Q. et J.L. : PATALEGOMENES A DES POETIQUES FUTURES QUI
          VOUDRONT BIEN SE PRESENTER COMME TELLES

          Bens : Je crois que nous devrions, cette
          année, étudier plus particulièrement les questions théoriques :

          1. Définition et limites de la potentialité. Pour cela :
          2. Analyse des différentes potentialités. Notamment : LiPo
            analytique
            et LiPo
            synthétique
            .
          3. Exemple. Je me suis demandé si, dans nos activités personnelles, extérieures à
            l’OuLiPo, il nous est possible de réaliser une œuvre potentielle. Personnellement, je
            réponds non. Parce que je crois que le propre d’une œuvre achevée est précisément de
            n’être pas (ou plus) potentielle ; je crois qu’une œuvre mérite le titre d’œuvre quand on
            ne peut plus rien en tirer—quand l’auteur en a tiré le maximum. J’ai un très bon exemple à
            vous présenter : les CENT MILLE
            MILLIARDS DE POEMES
            , qui représentent la seule œuvrepotentielle du tout parce que
            l’auteur en a envisagé et tiré toutes les possibilités possibles (sic). On ne peut absolument plus rien en faire. De la
            même manière, les poèmes d’une seule
            lettre
            proposée par Le
            Lionnais
            ne contiennent plus aucune potentialité dès l’instant qu’ils accèdent à
            l’existence.

          LE LIONNAIS : A mon avis, le mot potentiel ne caractérise pas des œuvres, mais des
          procédés. Est de la LiPo, l’invention du sonnet. Un sonnet, c’est une œuvre, mais son
          invention, c’est de la LiPo. A côté du cas des
          œuvres-limites qui épuisent tout leur
          contenu, il y a des procédés
          illimités
          . Ce sont ceux-là qui nous intéressent. Les cas limites sont intéressants,
          soit pour nous distraire, soit

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              pour nous faire sentir les directions possibles de la LiPo. Je propose que, dans un prochain déjeuner, lorsque nous aurons réglé les
              problèmes du Dossier et des Statuts, nous tâchions de définir un peu mieux les avenues que
              nous pourrons prendre.

              ARNAUD : Je pense qu’il faudrait retenir,
              des propositions précédentes, l’idée des groupes de travail. Il peut y avoir, par exemple,
              un groupe “pratique” qui mettra en œuvre les procédés définis par le groupe “théorique”.

              BENS : Je voudrais répondre à Le Lionnais. Je me suis demandé : “Comment
              peut-on écrire un livre, par exemple, qui ait un certain caractère potentiel ? Donc : quels sont
              ceux qui possèdent ce caractère et ceux qui ne le possèdent pas ?” C’est une question qui me
              paraît importante et que l’on ne peut pas résoudre uniquement avec des raisons de mots. Il
              n’est pas suffisant de dire : “On va décider que potentiel s’appliquera à une méthode, et non pas à une œuvre.” Bon. Alors, il
              faudra trouver un autre mot pour l’œuvre, mais la question reste posée quand même.

              LATIS : Il me semble qu’une œuvre peut
              nous satisfaire, au point de vue de la potentialité, si, comme dans les CENT MILLE MILLIARDS DE
              POEMES
              , l’auteur y inclut volontairement, sciemment, techniquement, une potentialité. C’est bien là la littérature potentielle qui nous
              intéresse et que nous avons à promouvoir. Comment écrire de pareilles choses, voilà un
              problème qui, me semble-t-il, est au premier rang des préoccupations de l’OuLiPo.

              LE LIONNAIS : Il y a deux sens au mot
              potentialité. Il y a la potentialité qui
              permet d’écrire (par des méthodes potentielles) des millions de livres tout différents dans
              une forme nouvelle, par exemple la forme combinatoire qui est celle des CENT MILLE MILLIARDS DE
              POEMES
              . Et puis il y a la potentialité interne à l’œuvre, celle qui donne 26 possibilités avec les poèmes
              d’une lettre, ou cent mille milliards avec les sonnets de Queneau.

              QUEVAL : C’est simplement une réflexion
              sur ce qu’on a dit jusqu’ici, que j’ai divisée en 10 points, et qui aboutit à une
              proposition très limitée. Cette note pourrait s’appeler : NOTE – OU – SUR LA POSSIBILITE ET
              L’IMPOSSIBILITE D’UNE REDUCTION DE LA REDONDANCE ABSOLUE ET RELATIVE.

              (Au cours de sa lecture, Queval a parfois
              omis d’annoncer les numéros des points. J’indique seulement ceux qu’il a fait apparaître.
              Les numéros intermédiaires se dégageront, sans doute, d’eux-mêmes. N.D.S.P.)

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                  • Premier point. Trois remarques dignes d’attention dans ce qui s’est dit au cours de
                    précédentes réunions : Albert-Marie
                    Schmidt
                    a dit : “Pour la première fois, une tentative objective
                    d’appréhension et d’appréciation de la littérature…” ; on a employé souvent le terme redondance ; Raymond Queneau a utilisé l’expression “siècle
                    de la science”. On arrive ainsi à une formulation : AU SIECLE DE LA SCIENCE, L’OBJECTIVITE BANNIT LA REDONDANCE.
                  • Deuxième point. Il y a deux notions de la redondance. Dans l’enfer de la redondance au sens communément accepté, on peut jeter Lamartine et Hugo, mais aussi bien Bossuet et Sartre. En contre-épreuve, on aurait, par
                    exemple, les Pensées d’Alain, les Contes de Maupassant et les Pensées de Valéry. Maintenant, c’est différent :
                    Raymond Queneau trouve la redondance chez Mallarmé, et Latis chez Queneau.
                  • Troisième point. Braffort nous a
                    dit : “Chez Corneille et
                    Racine, il y a très peu
                    d’information.” On peut alors dire : AU SIECLE DE LA SCIENCE, L’OBJECTIVITE ABOUTIT A L’INFORMATION. Nous arrivons maintenant à une
                    nouvelle forme d’information :
                    communication d’hypothèses de recherches et de progrès dans une découverte faite à des
                    pairs.
                  • C’était le cinquième point. (!)
                  • Sixième point. Encore faut-il y introduire la littérature. Je ne m’engage pas dans
                    cette voie, parce que je ne la vois pas très clairement.
                  • Septième point. En-deçà de cette littérature de recherche (donc, parascientifique), il
                    y a le phénomène des bardes. Je
                    suppose qu’à l’origine, c’est la prophétie
                    par le Verbe. Etant donné qu’on ne sait rien, on essaie de deviner par une projection prophétique (prophétique
                    entre guillemets) du Verbe. On n’est plus dans le domaine de la connaissance, mais dans un
                    domaine paramusical. J’ai l’air de dire des choses raboutées un peu gratuitement. En
                    réalité, c’est pour arriver à mon :
                  • Huitième point. La redondance, selon
                    la notion nouvelle de redondance que nous
                    avons acquise tout à l’heure, la redondance est liée chez le barde, et
                    chez tout le monde, à l’approximation. Parce qu’on ne peut pas “démontrer”, on veut
                    convaincre par la surcharge, la grossissement, la répétition, et même un effet de terreur.
                    Il y a peut-être un effet de terreur chez Bossuet, dans les Oraisons
                    funèbres
                    . Il y a un effet de terreur chez Sartre, si l’on veut, dans l’effervescence
                    exégétique. En réalité, si la redondance
                    est liée à l’approximation, on peut se demander pourquoi, ce qui me conduit au neuvième
                    point.

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                    • Neuvième point. Il y a toujours approximation, parce que nous sommes toujours dans un
                      monde de traduction. Si l’un d’entre nous veut faire le point d’une question d’ordre
                      universel, il ne peut pas le faire sans rassembler des ouvrages empruntés à des langues
                      diverses. La pluralité du langage humain est une espèce d’aveu d’impuissance, une espèce
                      d’évidence de l’approximation. Autrement dit, on arriverait à la non-approximation, donc à
                      la non-redondance si on était dans la mathématique, c’est-à-dire sur une base solide qui
                      permette un développement dynamique. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, dans le cadre d’une
                      seule langue, nous sommes toujours dans le phénomène de traduction puisqu’on réexplique ce
                      qu’on estime mal expliqué.
                    • Dixième point. On peut peut-être essayer de faire les plus simples des sonnets en limitant le risque de redondance, ou plutôt en limitant le risque de
                      l’usage de la grammaire. Si l’on n’employait que des infinitifs, on arriverait à une
                      moindre utilisation du langage, peut-être à une moindre redondance. Or, l’infinitif peut
                      se prêter à la description d’un état en développement. C’est peut-être “s’ennuyer”,
                      “dormir”, “manger”, “aimer”. Alors, j’ai fait un sonnet sur “aimer”, qui pourrait
                      s’appeler : L’EXPORATEUR S’EST PENCHE SUR LES MAMMIFERES. Je ne le donne pas du tout comme
                      un bon poème, mais comme exemple. Je crois que la méthode est potentiellement limitée—mais
                      enfin, elle est amusante. Voici le sonnet. (Il
                      y a des néologismes, ce qui est
                      intéressant, parce que dans les cas douteux, il vaut mieux … Bon.)

                    (Le sonnet   se trouve en annexe. N.D.S.P.)

                    Il est tard. Certains, pris par des obligations professionnelles, se sont déjà discrètement
                    éclipsés. Après un vote laborieux sur le libellé définitif de la bande du Dossier, la séance
                    se termine dans la confusion verbale la plus grande.

                    Pour copie super-conforme


                    J.B.

                    Texte

                    Circulaire no. 16

                    OUVOIR DE

                    LITTERATURE

                    POTENTIELLE

                    COMPTE-RENDU DE LA REUNION DU MARDI 19 DECEMBRE 1961

                    Présents : QUEVAL,
                    QUENEAU, SCHMIDT, LE LIONNAIS, LATIS,
                    LESCURE, DUCHATEAU, ARNAUD, BENS.

                    Président : Jacques
                    DUCHATEAU

                    LE LIONNAIS : Je suis amené à demander
                    une condamnation grave, voire la peine de mort, contre un des membres les plus éminents de
                    l’OuLiPo, et d’ailleurs un ami très cher, j’ai nommé Jean Lescure, Jean Lescure
                    dont vous savez qu’il a acquis une certaine réputation dans le monde des lettres en écrivant
                    un roman intitulé Les
                    Chevaliers de la mouche à miel
                    . Ceci dit, j’en arrive à ma plainte. Il y a
                    quelques jours, je me suis trouvé en face d’une personne étrangère à l’OuLiPo qui m’a dit :
                    “Qu’est-ce que c’est que cet OuLiPo ? Quand va-t-on m’inviter à déjeuner à l’OuLiPo ? etc.…”
                    Il s’agit de Jacques de
                    Bourbon-Busset
                    , noble et ex, etc.

                    QUENEAU (suraigu) : ha-ha-ha-ha… (Son
                    rire se poursuit pendant les répliques suivantes.)

                    LE LIONNAIS : Je lui ai dit : “Comment
                    connaissez-vous l’existence de cette société, plus secrète et plus dangereuse que l’OAS ?” Il m’a dit : “C’est Jean Lescure qui m’a parlé de cela. ” Il a
                    ajouté : “Quand m’invitez-vous ?”

                    QUENEAU (continuant) : ha-ha-ha-ha…

                    TOUS : ha-ha, ha-ha, ha-ha.

                    LESCURE (inspiré) : Grave problème. Je
                    plaide coupable, mais il faut que je cherche.

                    BENS (froid) : Vous chercherez tout à
                    l’heure. Faites voter en attendant.

                    DUCHATEAU : Messieurs, qui est pour la
                    peine de mort ? (Un temps.) Contre ? (Un temps.) La peine de mort est votée par l’unanimité
                    contre deux voix.

                    LE LIONNAIS : La question de
                    l’invitation reste posée.

                    LATIS : Il faut répondre que nos
                    déjeuners sont des déjeuners de travail, auxquels n’assistent que des travailleurs.

                    (Approbations diverses.)

                    Le S.P.
                    tire de sa serviette une lettre de Latis   et la rend à Latis qui en donne lecture. (Texte de la lettre en
                    annexe au présent compte-rendu  .)

                    DUCHATEAU : Qui demande la parole ?

                    BENS : Je crois que, grâce à cet appareil
                    (geste vers le magnéto), de telles erreurs pourront être évitées à l’avenir. Je crois que ce
                    serait dommage de supprimer les compte-rendus.

                    QUENEAU : Toute publication de ce genre
                    est, d’ordinaire, soumise à l’approbation des gens qui ont parlé. On leur envoie le texte
                    pour pouvoir décanter le…les conneries qui auraient pu leur échapper, les marécages du
                    langage oral, etc.… Mais ; pour nous, cela compliquerait beaucoup les choses.

                    ARNAUD : D’autant plus qu’il ne s’agit
                    pas ici de comptes-rendus publiés.

                    QUENEAU : Bien sûr : c’est purement
                    confidentiel. Du moins, je l’espère. (coup d’œil vers Lescure, qui baisse les yeux vers son assiette.)

                    LE LIONNAIS : Je pense qu’on pourrait
                    concilier les extrêmes en faisant des C.R. très secs, analytiques, portant sur l’essentiel
                    de ce qui a été dit et qu’il ne faudrait pas laisser perdre.

                    QUENEAU : Un avantage des C.R. très secs,
                    c’est que B.B.
                    n’aurait plus envie de venir.

                    SCHMIDT : Moi, je continue à défendre
                    les C.R. sous leur ancienne forme, parce qu’il semble que Bens tire la potentialité de nos propos et que c’est déjà,
                    sinon quelque chose de réel et de fidèle, du moins une sorte d’œuvre collective dont il est
                    le traducteur.

                    QUENEAU : Je suis tout à fait de cet
                    avis.

                    DUCHATEAU : Messieurs, je mets
                    l’existence future des C.R. aux voix. Pour ? Contre ? Merci. Pour : unanimité. Contre : une
                    voix.

                    Bens donne lecture d’un Projet d’éléments de
                    Statuts
                      .

                    DUCHATEAU : Ces éléments de statuts
                    seront joints au C.R. de la présente séance. Nous en discuterons au cours du prochain
                    déjeuner.

                    On parle de la bande du Dossier
                    OuLiPo
                    . Sans résultat.

                    On parle du service de presse du même Dossier.

                    On reparle de la bande. Après une longue délibération, on adopte, sur proposition de
                    Le Lionnais, améliorée par R.Q., A.M.S., J.Q. et J.L. : PATALEGOMENES A DES POETIQUES FUTURES QUI
                    VOUDRONT BIEN SE PRESENTER COMME TELLES

                    Bens : Je crois que nous devrions, cette
                    année, étudier plus particulièrement les questions théoriques :

                    1. Définition et limites de la potentialité. Pour cela :
                    2. Analyse des différentes potentialités. Notamment : LiPo
                      analytique
                      et LiPo
                      synthétique
                      .
                    3. Exemple. Je me suis demandé si, dans nos activités personnelles, extérieures à
                      l’OuLiPo, il nous est possible de réaliser une œuvre potentielle. Personnellement, je
                      réponds non. Parce que je crois que le propre d’une œuvre achevée est précisément de
                      n’être pas (ou plus) potentielle ; je crois qu’une œuvre mérite le titre d’œuvre quand on
                      ne peut plus rien en tirer—quand l’auteur en a tiré le maximum. J’ai un très bon exemple à
                      vous présenter : les CENT MILLE
                      MILLIARDS DE POEMES
                      , qui représentent la seule œuvrepotentielle du tout parce que
                      l’auteur en a envisagé et tiré toutes les possibilités possibles (sic). On ne peut absolument plus rien en faire. De la
                      même manière, les poèmes d’une seule
                      lettre
                      proposée par Le
                      Lionnais
                      ne contiennent plus aucune potentialité dès l’instant qu’ils accèdent à
                      l’existence.

                    LE LIONNAIS : A mon avis, le mot potentiel ne caractérise pas des œuvres, mais des
                    procédés. Est de la LiPo, l’invention du sonnet. Un sonnet, c’est une œuvre, mais son
                    invention, c’est de la LiPo. A côté du cas des
                    œuvres-limites qui épuisent tout leur
                    contenu, il y a des procédés
                    illimités
                    . Ce sont ceux-là qui nous intéressent. Les cas limites sont intéressants,
                    soit pour nous distraire, soit

                    pour nous faire sentir les directions possibles de la LiPo. Je propose que, dans un prochain déjeuner, lorsque nous aurons réglé les
                    problèmes du Dossier et des Statuts, nous tâchions de définir un peu mieux les avenues que
                    nous pourrons prendre.

                    ARNAUD : Je pense qu’il faudrait retenir,
                    des propositions précédentes, l’idée des groupes de travail. Il peut y avoir, par exemple,
                    un groupe “pratique” qui mettra en œuvre les procédés définis par le groupe “théorique”.

                    BENS : Je voudrais répondre à Le Lionnais. Je me suis demandé : “Comment
                    peut-on écrire un livre, par exemple, qui ait un certain caractère potentiel ? Donc : quels sont
                    ceux qui possèdent ce caractère et ceux qui ne le possèdent pas ?” C’est une question qui me
                    paraît importante et que l’on ne peut pas résoudre uniquement avec des raisons de mots. Il
                    n’est pas suffisant de dire : “On va décider que potentiel s’appliquera à une méthode, et non pas à une œuvre.” Bon. Alors, il
                    faudra trouver un autre mot pour l’œuvre, mais la question reste posée quand même.

                    LATIS : Il me semble qu’une œuvre peut
                    nous satisfaire, au point de vue de la potentialité, si, comme dans les CENT MILLE MILLIARDS DE
                    POEMES
                    , l’auteur y inclut volontairement, sciemment, techniquement, une potentialité. C’est bien là la littérature potentielle qui nous
                    intéresse et que nous avons à promouvoir. Comment écrire de pareilles choses, voilà un
                    problème qui, me semble-t-il, est au premier rang des préoccupations de l’OuLiPo.

                    LE LIONNAIS : Il y a deux sens au mot
                    potentialité. Il y a la potentialité qui
                    permet d’écrire (par des méthodes potentielles) des millions de livres tout différents dans
                    une forme nouvelle, par exemple la forme combinatoire qui est celle des CENT MILLE MILLIARDS DE
                    POEMES
                    . Et puis il y a la potentialité interne à l’œuvre, celle qui donne 26 possibilités avec les poèmes
                    d’une lettre, ou cent mille milliards avec les sonnets de Queneau.

                    QUEVAL : C’est simplement une réflexion
                    sur ce qu’on a dit jusqu’ici, que j’ai divisée en 10 points, et qui aboutit à une
                    proposition très limitée. Cette note pourrait s’appeler : NOTE – OU – SUR LA POSSIBILITE ET
                    L’IMPOSSIBILITE D’UNE REDUCTION DE LA REDONDANCE ABSOLUE ET RELATIVE.

                    (Au cours de sa lecture, Queval a parfois
                    omis d’annoncer les numéros des points. J’indique seulement ceux qu’il a fait apparaître.
                    Les numéros intermédiaires se dégageront, sans doute, d’eux-mêmes. N.D.S.P.)

                    • Premier point. Trois remarques dignes d’attention dans ce qui s’est dit au cours de
                      précédentes réunions : Albert-Marie
                      Schmidt
                      a dit : “Pour la première fois, une tentative objective
                      d’appréhension et d’appréciation de la littérature…” ; on a employé souvent le terme redondance ; Raymond Queneau a utilisé l’expression “siècle
                      de la science”. On arrive ainsi à une formulation : AU SIECLE DE LA SCIENCE, L’OBJECTIVITE BANNIT LA REDONDANCE.
                    • Deuxième point. Il y a deux notions de la redondance. Dans l’enfer de la redondance au sens communément accepté, on peut jeter Lamartine et Hugo, mais aussi bien Bossuet et Sartre. En contre-épreuve, on aurait, par
                      exemple, les Pensées d’Alain, les Contes de Maupassant et les Pensées de Valéry. Maintenant, c’est différent :
                      Raymond Queneau trouve la redondance chez Mallarmé, et Latis chez Queneau.
                    • Troisième point. Braffort nous a
                      dit : “Chez Corneille et
                      Racine, il y a très peu
                      d’information.” On peut alors dire : AU SIECLE DE LA SCIENCE, L’OBJECTIVITE ABOUTIT A L’INFORMATION. Nous arrivons maintenant à une
                      nouvelle forme d’information :
                      communication d’hypothèses de recherches et de progrès dans une découverte faite à des
                      pairs.
                    • C’était le cinquième point. (!)
                    • Sixième point. Encore faut-il y introduire la littérature. Je ne m’engage pas dans
                      cette voie, parce que je ne la vois pas très clairement.
                    • Septième point. En-deçà de cette littérature de recherche (donc, parascientifique), il
                      y a le phénomène des bardes. Je
                      suppose qu’à l’origine, c’est la prophétie
                      par le Verbe. Etant donné qu’on ne sait rien, on essaie de deviner par une projection prophétique (prophétique
                      entre guillemets) du Verbe. On n’est plus dans le domaine de la connaissance, mais dans un
                      domaine paramusical. J’ai l’air de dire des choses raboutées un peu gratuitement. En
                      réalité, c’est pour arriver à mon :
                    • Huitième point. La redondance, selon
                      la notion nouvelle de redondance que nous
                      avons acquise tout à l’heure, la redondance est liée chez le barde, et
                      chez tout le monde, à l’approximation. Parce qu’on ne peut pas “démontrer”, on veut
                      convaincre par la surcharge, la grossissement, la répétition, et même un effet de terreur.
                      Il y a peut-être un effet de terreur chez Bossuet, dans les Oraisons
                      funèbres
                      . Il y a un effet de terreur chez Sartre, si l’on veut, dans l’effervescence
                      exégétique. En réalité, si la redondance
                      est liée à l’approximation, on peut se demander pourquoi, ce qui me conduit au neuvième
                      point.
                    • Neuvième point. Il y a toujours approximation, parce que nous sommes toujours dans un
                      monde de traduction. Si l’un d’entre nous veut faire le point d’une question d’ordre
                      universel, il ne peut pas le faire sans rassembler des ouvrages empruntés à des langues
                      diverses. La pluralité du langage humain est une espèce d’aveu d’impuissance, une espèce
                      d’évidence de l’approximation. Autrement dit, on arriverait à la non-approximation, donc à
                      la non-redondance si on était dans la mathématique, c’est-à-dire sur une base solide qui
                      permette un développement dynamique. Ce n’est pas le cas. D’ailleurs, dans le cadre d’une
                      seule langue, nous sommes toujours dans le phénomène de traduction puisqu’on réexplique ce
                      qu’on estime mal expliqué.
                    • Dixième point. On peut peut-être essayer de faire les plus simples des sonnets en limitant le risque de redondance, ou plutôt en limitant le risque de
                      l’usage de la grammaire. Si l’on n’employait que des infinitifs, on arriverait à une
                      moindre utilisation du langage, peut-être à une moindre redondance. Or, l’infinitif peut
                      se prêter à la description d’un état en développement. C’est peut-être “s’ennuyer”,
                      “dormir”, “manger”, “aimer”. Alors, j’ai fait un sonnet sur “aimer”, qui pourrait
                      s’appeler : L’EXPORATEUR S’EST PENCHE SUR LES MAMMIFERES. Je ne le donne pas du tout comme
                      un bon poème, mais comme exemple. Je crois que la méthode est potentiellement limitée—mais
                      enfin, elle est amusante. Voici le sonnet. (Il
                      y a des néologismes, ce qui est
                      intéressant, parce que dans les cas douteux, il vaut mieux … Bon.)

                    (Le sonnet   se trouve en annexe. N.D.S.P.)

                    Il est tard. Certains, pris par des obligations professionnelles, se sont déjà discrètement
                    éclipsés. Après un vote laborieux sur le libellé définitif de la bande du Dossier, la séance
                    se termine dans la confusion verbale la plus grande.

                    Pour copie super-conforme


                    J.B.

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