Compte-rendu de la réunion du 22 février 1963

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OuLiPo

COMPTE RENDU DE LA REUNION DU

22 février 1963

Circulaire n° 30

PRESENTS : Arnaud, Bens, Berge, Le Lionnais, Lescure, Queneau, Queval, Chambers.

PRESIDENT : Bens.

LIEU DE LA REUNION : 42 rue du Bas (au fond de la cour, à droite).

Contrairement à tous les usages, Berge donne la parole au Président, lequel, sans se démonter, propose d’inviter le T.S. Jean Ferry à un des prochains déjeuners de l’Oulipo. Cette proposition est, naturellement, accueillie avec l’enthousiasme qu’elle mérite.

On passe alors à l’ordre du jour proprement dit avec :

ARNAUD. Dans le dernier numéro d’Informations Bull, on expose les travaux actuellement entrepris par le C.N.R.S. pour établir un « Trésor de la Langue Française ». Le C.N.R.S. a choisi, pour ce travail, un certain nombre de philologues et d’écrivains.

BERGEOSSE-DE-NAGE. Ha-ha. Il ne cite aucun nom.

ARNAUD. Mais si-mais si. Je crois avoir vu un nom que je connaissais déjà. (Il feint de chercher longuement.) J’y suis : c’est Queneau.

QUENEAU Et l’OuLiPo.

BENS. OuLiPo-de-balle, comme à l’ordinaire.

ARNAUD. En effet, comme le suggère un peu familièrement le Président…

BENS. hé là, hé là, mon ami !

ARNAUD… il n’est pas question du tout de l’OuLiPo. C’est un peu ennuyeux, non ?

BERGE. Je propose que l’on écrive une lettre à Mme P. afin qu’elle coupe tout crédit à ces usurpateurs.

BENS (la bouche pleine). Qui, de surcroît, ne sont certainement pas plus drôles que nous. Passons à l’ordre du jour. (Il avale.) Le Lionnais nous propose trois points a,b,c. Le premier…

ARNAUD. Il faudrait tout de même que le S.P. lise cet article et voye ce que la machine Gamma 60 est chargée de livrer.

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LE LIONNAIS : C’est d’autant plus urgent que cette machine ne marche pas.

LE PRESIDENT. La parole est donc à Le Lionnais sur le sujet suivant : Quelques remarques sur l’orthographe du S.P. et du T.S., suivies de propositions concrètes et constructives.

LE LIONNAIS. Alors, ça y est ? J’ai la parole ?

LE PRESIDENT. Vous l’avez.

LE LIONNAIS. Messieurs, je voudrais…

QUENEAU. Il en doute (d’avoir la parole) !

QUEVAL. L’avez-vous donnée ?

LE LIONNAIS. Il me l’a donnée !… attirer votre attention sur les conceptions singulières du S.P. en orthographe. TANGENCE ne s’écrit pas avec un A. SEQUENCE ne prend pas un C au début. Je propose donc, concrètement et constructivement, d’offrir à notre Secrétaire le Français par la méthode Assimil.

ARNAUD. On pourrait également lui demander de rédiger les C.R. en néo-français.

BENS. Vous en avez terminé ? (Approbation muette.) Monsieur, et cher confrère, je répondrai, à votre confusion, que ce n’est pas moi qui tape à la machine les C.R. que vous stigmatisez ainsi. Vos remarques (cruelles) s’adressent à la charmante et dévouée personne qui effectue ce travail difficile. Si bien que c’est exactement comme si vous n’aviez rien dit.

ARNAUD (perfide). Vous ne pourriez pas revoir les textes avant le tirage ? (Encore plus perfide.) D’ailleurs, si nous examinons vos manuscrits, nous constaterions peut-être que…

BENS. Si vous ne me faites pas davantage confiance…

LE LIONNAIS. Ah non ! Pas de démission, hein ? Non mais, qu’est-ce qu’il croit, celui-là ! J’enchaîne. Au T.S. Queneau, je préciserai que l’on ne dit pas : « J’ai misé ma abeille », mais « mon abeille » ; « J’ai misé ma aile », mais « mon aile ». On donnera au T.S. quelques exercices à faire sur l’accord du pronom et du nom.

QUENEAU : Je peux répondre ?

LE PRESIDENT (visiblement enchanté). Je vous en prie !

LE LIONNAIS. La parole est à la défense !

QUENEAU. M. Starynkevitch donne toutes explications sur ces anomalies. J’en ferai part tout à l’heure.

BENS. L’accusateur est confondu pour la deuxième fois. Lequel accusateur est autorisé à passe de son a à son b—à moins qu’il ne veuille céder la parole à autrui ?

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LESCURE. Jamais !

QUENEAU (la prenant, la parole). J’ai fait une lecture complète des C.R. depuis le numéro 1. Nous avons mis en avant des points, nous avons fait des projets. Que faisons-nous de tout cela ? Je développe, en plusieurs points, si vous le permettez.

1. Notre sigle Keskonenfait ? Une carte postale (même du Collège) ne suffit pas.

2. Berge nous avait promis un code, à l’usage exclusif de l’OuLiPo.

3. Et le salut obligatoire ? Et OULE ?

4. A propos d d’Oulè, justement. Le dictionnaire grec de Bailly le signale. Il se trouve une fois dans l’Odyssée, chant 24, vers 402—lequel vers est d’Homère, je vous dis cela en passant, comme la machine vient de nous l’apprendre. Qu’est-ce qu’on pourrait faire avec le grec ? J’ai trouvé un peu plus loin : Oulisse = gencive. J’en tire : OULIPODIE = action de se prendre les pieds dans les gencives.

LE LIONNAIS. Messieurs, c’est une communication très importante !

BERGE. Puis-je ajouter que le mot Oulè possède, dans la langue …… (secret, hélas professionnel) le sens très précis suivant : ARRETEZ TOUT !

QUENEAU.

5. L’hymne OuLiPien.

LESCURE. Nous devions inviter l’auteur.

QUENEAU.

6. Depuis la seconde réunion, nous devons inviter François Rostand.

7. Queval doit nous communiquer des textes de Smollett (depuis la 3° réunion).

8. Arnaud doit nous communiquer des poèmes-jeux.

9. Visite à Besançon. Passons là-dessus.

10. On devait inviter H. Bouché et l’interviewer à propos de Morgenstern.

11. Il y a une discussion, pour savoir si les calligrammes sont OuLiPiens, qui n’a pas eu de suite.

J’ajoute que ces C.R. forment, actuellement, plus de 120 pages, ce qui fait un petit livre.

LE CHŒUR. Ah !

BENS. Je remarque que la communication du T.S. met en évidence le fait suivant : c’est que le S.P. fonctionne comme la conscience qui est (ou devrait être) la vôtre. Il arrive que vous fassiez fi de son travail. Mais tout est écrit. Il ne s’agit pas de promettre sans penser tenir ! Tout est enregistré, vous dis-je !

ARNAUD. Aujourd’hui, si mal, qu’on n’a aucun risque.

(Le magnétophone ne répond pas.)

BENS. Je crois que je vais me donner la parole.

LE LIONNAIS. A-T-on noté ce que le T.S. a dit ?

LESCURE. Le magnétophone note tout. Mal, mais tout.

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BENS. J’ai deux communications à faire. La première, la voici. J’ai lu récemment…

(Un temps.)

LE LIONNAIS. Il veut être sûr d’être servi.

BENS. J’ai lu dans le livre de Kramer « L’histoire commence à Sumer »…

QUENEAU. Ah, les verres sont pleins !

(Arnaud s’étouffe de rire, on ne voit pas pourquoi.)

BENS. J’ai trouvé quelque chose qui DEVRAIT intéresser vivement l’OuLiPo, contrairement à ce que VOTRE attitude laisse actuellement SUPPOSER.

(Ces phrases cinglent suffisamment les esprits pour ramener leur attention un instant égarée.)

BENS. Il y avait, à Sumer des sortes de prêtresses de l’amour.

LE LIONNAIS. Y en a encore.

BENS. La veille du jour de l’an sumérien, le roi passait la nuit avec l’une d’entre elles. C’était une grande cérémonie, au cours de laquelle la prêtresse choisie lisait au roi un long poème d’amour qui, naturellement, avait été rédigé par un… un…

QUENEAU. Technicien ?

BENS. Merci. Mais je voulais dire : un poète consacré. Dans son livre Kramer en donne deux, dont un m’a paru remarquable. En effet, il est formé de six strophes successivement composées de : 4 vers—4 vers—6 vers—4 vers—4 vers—6 vers.

(Enthousiaste.) Vous voyez ?

(Hé non, personne ne voit.)

BENS. Mais si : cela représente exactement un double sonnet, si l’on admet que les deux tercets des sonnets actuels sont fondus en un seul sixain. J’en conclu que le sonnet a été inventé par les Sumériens. Cette remarque est intéressante et, par-dessus le marché originale, car Kramer ne la fait pas. Elle appartient donc à l’OuLiPo.

QUEVAL. Pardon, mais AVANT Sumer ?

LE LIONNAIS. Il y avait l’OuLiPo.

BENS. Je vais vous lire ce texte, si vous le permettez. Il n’est pas très intéressant, d’ailleurs, au point de vue poétique.

LE LIONNAIS. Et pornographique ?

BENS. Non plus.

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(Lecture.)

BERGE. Y a plus vieux. C’est le tamacheck.

BENS. C’est tout de même formidable : je leur apporte des documents OuLiPiens qui datent de 4.000 ans, et ça chipote !

QUENEAU. Si on disait tous en chœur : PASSIONNANT, hein ?

LE CHŒUR (hurlant). PASSIONNANT !

BENS. Merci. La parole est à Raymond Queneau.

QUENEAU. Non, c’est à Le Lionnais.

BENS. Mais ça ne vous regarde pas ! C’est moi qui…

QUENEAU. Ah oui. Pardon. Hé bien, Starynkévitch m’écrit : « Je viens de programmer la méthode S + 7 sur la CAB 500. Je vous envoie quelques résultats obtenus à partir de quatre textes pour différentes valeurs de n.

ARNAUD. (excité comme un fox-terrier). OOOOOH ! Mais c’est capital !

(Lecture de ces textes : Exercice de Style, Genèse, Shakespeare, Hugo.)

QUENEAU. C’est la Genèse qui rend toujours très bien

ARNAUD. Dieu est nettement potentiel.

QUEVAL. On se demande pourquoi André Breton s’est donné tant de mal avec ses…

LE LIONNAIS. Justement, ça prouve que S + 7 est une excellente méthode d’analyse : elle sépare les bons auteurs des autres.

BENS. La parole est à Le Lionnais, à propos de la Décade de Cerisy.

LE CHŒUR. Ah !

LE LIONNAIS. Tout le monde a dit : « Ah ! » J’espère que c’est enregistré.

LESCURE. L’aiguille a bougé.

LE LIONNAIS. On m’a confié la direction d’une décade à Cerisy, du 9 au 19 juillet.

QUEVAL. ENCORE !!!

LE LIONNAIS. Toujours. C’est la vingtième.

QUEVAL. C’est trop.

LE LIONNAIS. Y'en a qui disent que c’est pas assez. Donc, Messieurs, du 9 au 19, le sujet sera la suivant : « Pensée artificielle et pensée vécue ». A ce titre, il y

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aura deux ou trois jours consacrés aux comparaisons entre l’art naturel et l’art artificiel. L’OuLiPo devra être représenté par un exposé sur la (ou les) littérature(s) artificielle(s)—exposé dans lequel on fera remarquer que toute forme fixe est déjà un artifice. L’OuLiPo doit désigner quelqu’un pour faire cet exposé.

BENS (perfide). Lescure.

LESCURE. Bens.

BENS. Je ne pourrai certainement pas être là.

LESCURE (insidieux). Voyons, Cerisy !

BENS (mélancolique). Oui, je sais. L’expérience…

LESCURE. Et ça grandit, hein ?

BENS. Oui, je sais.

LESCURE. Et c’est de l’importation !

BENS. Que voulez-vous dire ?

LESCURE. C’est pas du pays.

BERGE. Oh, ça lui est égal.

LE LIONNAIS. Je préciserai donc qu’il y aura un exposé de notre Secrétaire Provisoire. Et je ferai inviter tout le monde.

QUENEAU. Est-on invité à payer ?

LE LIONNAIS. Pas celui qui fait l’exposé.

QUENEAU. Tentateur !

LE LIONNAIS. Vous voulez tous faire des exposés, maintenant, hein ?

BENS. Je vous retire la parole.

LE LIONNAIS. Qu’est-ce que j’ai fait ?

BENS. C’est mon bon plaisir. C’est la première fois que vous m’élisez président de séance. Vous allez voir ce que ça va vous coûter. Je donne donc la parole à Queval sur le sujet suivant : Fatalité séquentielle et, peut-être, un moyen d’en sortir. J’aimerais faire remarquer que l’ensemble des titres des communications de Queval doit commencer à constituer un poème assez extraordinaire.

LE LIONNAIS. Puis-je à mon tour faire remarquer que Queval s’exprime naturellement en S + 7 ? Si on enlevait 7 de Queval, il resterait du banal.

BENS. Jean, tu as la parole. Ne te laisse pas impressionner par ces fumistes.

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QUEVAL. Au bout d’un certain temps passé sur cette terre, que d’aucune nomment, je ne sais pourquoi, une vallée de larmes (si, si, si !), j’ai constaté que les mots se suivaient.

BERGE. Dans les dictionnaires ?

QUEVAL. Non : partout. C’est une habitude qu’ils ont. Dans la non-littérature orale, et dans la littérature orale, dans la non-littérature écrite et dans la littérature écrite. C’est ce que j’appelle glorieusement : la fatalité séquentielle. T’as compris, jusque-là ?

LE CHŒUR. Oui, oui.

QUEVAL. Il y a des petites modalités modificatrices. Par exemple, si on prend un page d’un livre, pas toujours, mais assez souvent, c’est écrit d’un côté et de l’autre. Mais en réalité, c’est une modalité modificatrice d’ordre physique, et non pas d’ordre littéraire. Et, par la suite, il faut quand même regarder de l’autre côté. De sorte que nous ne sommes pas sortis du sujet. C’est ça qui m’inquiète. Taisez-vous, vous prenez la parole sans qu’on vous la donne.

(En fait, personne ne parle.)

QUENEAU. Serait-ce une fataliqué séquentielle ?

LE PRESIDENT. Silence !

ARNAUD. Avant, on numérotait la feuille, et non pas la page. Si bien qu’il y avait, par exemple, la page 158 RECTO et la page 158 VERSO. En suivant l’ordre des numéros, on pouvait sauter une page sur deux.

QUEVAL. Nous sommes arrivés à une méthode par improvisation, et par interruption, d’ailleurs, (avec un petit rire) mais grâce à Arnaud, une méthode analogue à S + 7. C’est-à-dire que si on saute une page sur deux, c’est moins puissant, c’est moins décisif. On reste dans la même tonalité. Mais quand même, ça peut donner quelque chose, en sautant une page sur deux dans les enchaînements.

BENS. Je m’esscuse. Mais ça (coup d’œil vers Arnaud), c’est venu au milieu de ton raisonnement. C’est pas ça que tu comptais nous proposer, hein ?

QUEVAL. Ah non, non. Pas du tout. C’est intéressant quand même.

LE LIONNAIS. Car, de chaque livre, on en fait deux.

BENS. Trois : on peut le lire aussi d’un bout à l’autre.

LE LIONNAIS. Oui. C’est la somme des deux, naturellement.

BENS (délirant). Si on le lit à l’envers, la tête en bas…

ARNAUD. Je ne vois pas pourquoi le Président tente de ridiculiser toute tentative constructive.

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QUEVAL. Alors, on pourrait ?.. avoir comme ça… mettre les pages les unes à la suite des autres. Les lignes… une… disposition. Une sorte de disposition. Graphique, qui introduirait… étant donné que la fatalité séquentielle, ça va… feuilleton… ça s’identifie à peu près au feuilleton—c’est-à-dire, au lieu d’être… Merci. Vous suivez ?

BERGE. On suit. Au radar.

QUEVAL. Au lieu d’être la suite à demain, c’est la suite à la page suivante. Mais si on arrivait à avoir un texte dans son opacité, dans son étanchéité absolue ?.. un présent stupide… on aurait quelque chose qui conviendrait parfaitement à la suite des pages. Si on a, au contraire, des textes, si on veut assembler des textes autonomes…

(Rires de Queneau et applaudissements généraux. C’est qu’un énorme baba au rhum vient de faire son apparition. Il est surmonté de 6 bougies et se dirige vers le T.S.)

ARNAUD. Le magnétophone est sans doute convaincu que c’est les propos de Queval qui ont déclenché ce brouhaha. Il faudrait lui dire que non.

(La voix de l’hôtesse se mêle au brouhaha—qui continue—pour donner des conseils sur la façon de couper le gâteau.)

QUEVAL. On a droit à 6 parts chacun quand même ?

LE LIONNAIS. C’est clair.

BENS. La parole est de nouveau à Queval.

QUEVAL. Si on prend des textes, par exemple de Queneau, des poèmes peut-être. Ils sont tous différents. Si on les met chacun à la suite des autres, ça n’aura jamais aucun sens. Tandis que si on les rassemble sur une page unique, ça n’aura pas beaucoup plus de sens si ça n’a aucun sens en aucun cas ; mais si ça a un peu de sens par supposition, ça peut en avoir plus suivant la disposition. Par exemple, si c’est des poèmes érotiques, ça peut ressembler à la carte du Tendre ; si c’est des poèmes géographiques, à une carte géographique. On peut mettre un texte au nord-ouest d’un autre texte pour des raisons qui seront moins abstraites que de mettre un texte après un texte à la page suivante. Il s’agit de mettre des textes sur la même page, de les doubler de soie, de velours et d’épices, par exemple, avec des dessins.

BENS. Dommage que tu n’aies pas des exemples à nous proposer. Surtout d’épices.

QUENEAU. Puis-je poser une question pour éclairer ma, notre, votre, leur lanterne. Est-ce que Le Coup de Dés n’est pas…

QUEVAL. Un petit peu, oui. Il y a aussi un petit peu Apollinaire.

LE LIONNAIS. Si je comprends bien, il s’agit de ne pas écrire des poèmes linéaires, mais de les écrire avec une dimension de plus. Ou de les écrire dans des directions différentes, de façon à obtenir un ensemble.

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BENS. Je trouve que ce que dit Queval est très important, parce que la plupart des gens qui écrivent des poèmes ont toujours beaucoup de mal à composer des recueils. Qu’est-ce que je vais mettre avant, qu’est-ce que je vais mettre après, etc… Je me rappelle que Frénaud

LESCURE. Oui, mais ça c’est…

BENS. Voilà.

QUEVAL. Ce que vient de dire Bens, c’est exactement… Vous avez faire des poèmes que vous essayez de disposer en recueil. Y a là quand même, et malgré toutes les sottises que j’essaie de dire pour vous distraire, yala un problème réel pour l’artisan. Je me le suis posé–en lisant vos sonnets. Etant donné que le lecteur a droit à toutes les folies et que c’est lui qui refait le texte. Y a un moment ù c’est le lecteur qui devient l’auteur. Ce qui se passe souvent dans tête, c’est qu’u a pas d’auteur à l’autt bout, probablement. C’est si vrai que, dans le cas du S + 7, ça donne quelque chose seulement quand i a un auteur à l’autt bout. De même, chaque lecteur a son S + n à soi-même, son S + n individuel qui s’aperçoit qi’il y a quelqu’un à l’autt bout. Les choses se refont certainement.

LESCURE. Oonh onh !

QUEVAL. Si elles existent—et i a un décalage—inévitable—dans la suite—mais là, ce que je voulais demander, c’est—non, si c’est pas indiscret—est-ce que vous avez un problème sérieux. Vous avez changé plusieurs fois des textes avant de les organiser ? Ou est-ce que ça va comme ça ? C’est pas une table des matières, c’est une organisation.

QUENEAU. Oui. L’établissement de poèmes en un recueil, c’est une séquence comme une autre.

BERGE. Si on pouvait disposer plusieurs poèmes dans la page, afin qu’ils se lisent dans des sens (je veux dire : des directions) variés.

QUENEAU. On échapperait à la fatalité séquentielle.

(Lescure, toujours timide, n’ose pas dire, alors, que c’est justement ce qu’ (avec Fiorini) il a essayé de faire pour les vers qu’il prépare de son Herbier des Dunes. Chaque strophe est répandue sur la page et disposée de telle sort qu’on la puisse lire horizontalement, ou verticalement, ou dans un mélange des deux.)

(ARNAUD propose l’organisation du sommaire en poème :)

ARNAUD : Le poète qui, dans la table indique les premiers mots ou le premier vers de chaque poème peut faire un nouveau poème. Dans ce cas, la table de matières imposerait l’ordre des poèmes dans le recueil.

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LE LIONNAIS. Oui, mais ça reste séquentiel. Or, l’idée de Queval, c’est la recherche d’une disposition non-séquentielle, une disposition à 2 dimensions (voire à 3 dimensions : dans l’espace). On peut concevoir une organisation des poèmes qui ne les disposerait pas les uns à la suite des autres, mais tous sur une surface assez grande pour être placés les uns par rapport aux autres dans une certaine disposition. Cela dit, j’ai une critique (surmontable !) c’est qu’on ne peut jamais en prendre connaissance que d’une manière séquentielle, exactement comme un aveugle prend connaissance d’une sculpture. Après cette exploration séquentielle (vu qu’on ne peut lire plusieurs choses en même temps), ou pourrait peut-être se faire une idée d’ensemble.

BENS. Sur une seule page, on peut avoir des successions différentes, comme l’aveugle explore la statue dans divers sens.

ARNAUD. Je ne suis pas d’accord avec Le Lionnais : on peut prendre connaissance de plusieurs choses à la fois. On peut lire une pièce, en même temps qu’on on voit une autre àl la télévision et qu’on entend une troisième à la radio.

BENS. C’est pas vrai. A la rigueur—je me donne la parole une fois de plus—on peut entendre une musique, lire un poème et voir un tableau. Mais notre entendement ne peut percevoir qu’un mot à la fois. Plusieurs notes de musique, oui, c’est pour ça que la musique existe. Mais pas plusieurs mots. J’ajouterai, d’ailleurs, que personnellement, je suis incapable d’écouter de la musique en lisant.

LESCURE. P. y arrive.

BENS. Non.

ARNAUD. Il entend des bribes !

BENS. Des fragments ! Donc, il n’a pas des sensations simultanées.

LESCURE. On croirait un congrès de psychologues !

(Tout ça continue un bon moment. Tout le monde parle. Le magnéto entend tout mais ne comprend rien, ce qui montre bien que Bens a raison et qu’on ne peut entendre plusieurs conversations à la fois.)

LE LIONNAIS. Les psychologues ont montré que l’esprit fait des parenthèses brèves et passe d’une perception à une autre. Lorsque les séries de perceptions sont composées de prises très brèves, on reconstitue la perception entière. En étudiant soigneusement la manière dont on débiterait des tranches de 2 séries de stimulations, on pourrait arriver à se donner une certaine reconstitution des 2. Avec 3, ça me paraît difficile.

LESCURE. C’est un problème de saucisson.

LE LIONNAIS. Il y a des études à faire.

LESCURE. Des études de charcutier.

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QUEVAL. Dans ce domaine, il y a l’ordre de la complication et l’ordre de la simplification. Dans le second, si, par exemple, on coupe le son de la TV, on peut obtenir, de gens normalement ennuyeux, des effets aussi drôles que ceux de Buster Keaton ou Harry Langdon. Autre chose. Il ne me paraît pas démentiel d’imaginer un autre format des livres, format qui permettrait une juxtaposition différente de façon à donner aux textes, non pas seulement une commodité de lecture artificielle qu’ils ont quand ils sont dans la fatalité séquentielle, mais une disposition autre, et peut-être moins mauvaise.

BENS. C’est quelque chose d’analogue (même si ce n’est pas absolument réussi) qu’a tenté Butor avec Mobile.

QUENEAU. La communication de Queval méritait les applaudissements anticipés qu’elle a connus. Mais la discussion qui s’en est suivie a manqué de caractère

OuLiPien, de tenue OuLiPienne, est tombée dans un psychologisme regrettable. LES TRAVAUX DE L’OULIPO NE SONT PAS CONDITIONNES PAR LES FACILITES OU LE DIFFICULTES DE LA PSYCHOLOGIE HUMAINE.

(Acclamations générales y compris celles de Duchateau, absent lors de la réunion, mais présent lors du dépouillement.)

QUENEAU. Je me demande quels sont nos rapports avec la linguistique. Et encore si un linguiste ne devrait pas figurer parmi nous. Certes, et bien sûr, nous ne faisons pas de linguistique : nous sommes au-delà. Mais j’ai assisté à une conférence sur un sujet banal : il s’agit de créer une langue. On constitue ce que l’on appelle des chaînes markoviennes (parce que c’est Markov qui y a pensé le premier). Voilà seksé. Si on tire au hasard des lettres de l’alphabet on obtient un texte incompréhensible, où ne figurent que des séquences purement aléatoires. On dit que l’on a un JARGON ZERO. On peut ensuite fabriquer un JARGON N° 1, où les lettres sont réparties suivant leur probabilité qu’a une lettre de suivre une autre lettre, toujours dans une langue donnée. On obtient alors un texte qui ressemble à une langue connue. On continue, et dès que l’on arrive au JARGON N°4 (que l’on appelle également TRIGRAMME), on obtient des phrases comme celle-ci : PARDON ET IL Y AVAIT DE SON AILE LES CORPS DE SAC. Ces travaux de Markov datent de 1910. Je me demande ce que l’OuLiPo peut avoir à faire avec ça ?

ARNAUD. Il serait peut-être plus intéressant de voir comment, suivant Xavier de Maistre, tel mot a été formé. Pour X. de M., le mot CADAVER, par exemple, groupe les premières syllabes des mots : CANO DATO VERMIBUS.

LE LIONNAIS. On en fait autant dans les sigles syllabiques, dont OuLiPo est la plus exemplaire illustration.

ARNAUD. C’est notre cadaver.

QUENEAU. Exquis !

BERGE. Ne vous ai-je point, Président, prêté un livre de cryptographie du capitaine Baudouin ?

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BENS. Mais si—mais si.

BERGE. On y présente des exercices inverses (si je comprends bien) de ceux présentés par le T. Satrape. Ceux-ci sont des textes faits avec les séquences les plus probables. Ceux-là proposent des textes faits avec les séquences les moins probables. La signification est faible, et il n’y a plus contenu poétique.

BERGE. Supposons que le capitaine Baudouin ait été un poète.

(Cette supposition coupe le souffle à toutunchacun.)

BERGE. Je rappelle notre intérêt pour les textes où certaines lettres ne figurent pas.

LE PRESIDENT. On appelle ça des lipogrammes.

BERGE. Par exemple, la lettre E. Or, la lettre E est la plus fréquente en français et en anglais.

QUENEAU. Il y a ce roman de 200 pages anglais, sans la lettre E.

ARNAUD. Et le texte d’Ampère sans la lettre C. La lettre C, C aC difficile de s’en débarraC.

BERGE. Maintenant, supposons que nous fassions des poèmes avec les chaînes de Markov, mais avec des probabilités inverses.

ARNAUD. Je crois que nous arrivons aux langues secrètes. Est-ce le rôle de l’OuLiPo ?

BERGE. Mais pas du tout ! Il faut seulement examiner les rapports avec les…… Et c’est LA que nous pourrions utiliser LES MACHINES !

(Confusion générale. Finalement, Queneau avoue que s’il a été la cause d’un tel brouhaha, c’est parce que—et en tous cas—il avait dit ça comme ça, parce que QUELQU’UN l’avait vu entrer à l’Institut Henri Poincaré, et qu’alors, il fallait bien qu’il se cherche une excuse. Markov, mais il le retire, si l’on croit que…

LE PRESIDENT (peu impressionné par les explications du Satrape). Ce n’est peut-être pas sans rapports, ce que vous venez de dire là, avec cette loi d’Estoup-Zipf qui fait également appel à des éléments statistiques. Ou est-ce que je me trompe une fois de plus ?

QUENEAU. Ah, oui. Mais cette loi (d’Estoup-Zipf) peut caractériser des styles. Et non seulement, ça s’applique à une langue, mais à différentes modalités de cette langue. Par exemple, dans un texte hermétique de la poésie russe, mettons de Pasternak, il y a un coefficient qui permet à la loi d’E-Z de s’appliquer. Par conséquent, ça a un intérêt littéraire. C’est de la linguistique considérée comme stylistique. Et ça nous intéresse. Parce qu’on pourrait essayer de composer des textes qui suivent, ou non, les constantes du français.

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BENS. Des textes qui ne suivent pas les constantes du français, est-ce que ça ne serait pas des sortes de JARGONS ?

(Tout le monde prétend que les « jargons », en linguistique, c’est pas ça.)

BENS. Mettons enfin que je n’ai rien dit.

LE LIONNAIS. Nous avons à nous occuper de tout ce qui peut déboucher sur la poésie même s’il n’y prend pas sa source. On peut partir de n’importe quoi, pourvu que ça aboutisse à la poésie. On peut créer des instruments qui ne sont pas poétiques en eux-mêmes, pourvu qu’ils conduisent à la poésie. On peut, par exemple, donner à une machine une liste de bigrammes et de trigrammes, et l’ordre de faire un poème à partir de ces éléments.

BERGE. L’important, c’est la création.

QUEVAL. Quand on dit « forme fixe » et quand on dit « structure », on se réfère aux formes qui existent. On n’a encore rien trouvé de la sorte. Je ne dis pas que c’est inquiétant, parce qu’on me répondra (et on aura raison) qu’on commence tout ça. Tout de même, en se servant d’une forme ancienne, la poésie est au commencement. Quand on aura une forme OuLiPienne, il y aura toujours une poésie au commencement. Mais faudra trouver cette forme OuLiPienne consacrée ! Si on nous dit « Qu’est-ce que vous avez fait » ? (On=Clément Vautel, par exemple). « Quelles sont vos formes fixes ? » On dira : « Hé ben, ien a pas. »

LE LIONNAIS. Comment ! Il y en a une vingtaine !

QUENEAU. Il nous accuse de nous prendre les pieds dans les gencives !

LE LIONNAIS. Les Cent mille milliards, l’anté-rime, S + 7 !

(Il suffoque d’indignation.)

QUEVAL. L’antérime existait avant nous.

(Consternation.)

LE LIONNAIS (dans un sursaut). Non, pas d’après A.M. Schmidt. Au milieu, oui. Ou bien : peut-être y en a-t-il que nous ne connaissons pas ? En réalité, je m’attendais à ce qu’il y en ait.

LESCURE. Il y a une dizaine d’années, G.E. Clancier a écrit un poème à peu près antérimé. Il s’appelle UNE VOIX et a été publié dans le recueil UNE VOIX, page 84 (Gallimard). C’est le seul exemple que nous connaissions.

QUEVAL. S + 7 est un méthode critique, pas de création.

QUENEAU. Qu’est-ce qu’on prend ! Sacrée intervention !

LE LIONNAIS. Hé oui ! C’est affreux ! (Il s’étrangle encore.) Continuez !

QUEVAL. J’ose pas. Je veux pas vous voir dans des états pareils.

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(Brouhaha varié, presque inquiétant.)

LE LIONNAIS (mourant). Continuez, vous dis-je !

QUENEAU. Y aurait-y pas d’eau ?

(Stupeur.)

QUEVAL. Je veux pas être Laurel et Hardy à moi tout seul.

L’HOTESSE (généreuse). Ah, mais si, de l’eau, y en a !

LE PRESIDENT. On va donner la parole à… tiens, on ma me la donner à moi. Je n’ai aucun scrupule à prendre la parole, parce que ce que j’ai à vous dire est très court. J’ai essayé de faire des isovocalismes. C’est très, extrêmement difficile. Parce que j’ai essayé de le faire mieux que ce que Queneau l’avait fait, l’autre fois, avec Mallarmé. Luis, il a bien gardé les voyelles, mais il n’a pas tenu compte du nombre de consonnes, qu’il a distribuées au ptit bonheur la chance, comme ça l’arrangeait. Et ça, ça me paraît un manque de rigueur étonnant.

QUENEAU. Qu’est-ce qu’on prend !

ARNAUD. Le Président n’est pas là pour nous insulter ! Il manque d’équité !

BENS. Monsieur Arnaud, quand je, Président, me donne la parole, je, (orateur, ne parle plus en tant que Président. Par conséquent je peux dire tout ce que je veux. J’ai donc conservé les voyelles et le même nombre de consonnes à l’emplacement des consonnes d’origine. Les mots sont, naturellement, coupés différemment. Dans un cas, j’ai conservé les rimes. Le résultat n’est pas très convaincant.

(En effet. Deplus :)

ARNAUD. C’est pas très clair.

BERGE. Ce qui prouve qu’il ne faut pas prendre des contraintes trop difficiles, parce que, alors…

LE LIONNAIS. Moi, j’ai plutôt pensé à l’iso-syntaxisme. S + 7, c’est un remplacement de substantif automatique. Mon idée serait de remplacer les substantifs par d’autres, AU CHOIX.

LESCURE. Sans sonorités équivalentes ?

LE LIONNAIS. Sans, ou avec.

BERGE. C’est S + lambda ! Mais la contrainte n’est-elle pas un peu trop lâche ?

BENS. J’ai une autre isovocalisme. Ce n’est pas non plus très intéressant. On n’a pas tellement de choix, de possibilités. Et il y a des cas on on ne peut absolument pas trouver d’autres mots, parce qu’il n’en existe pas.

LE LIONNAIS. L’isosyntaxisme permet de remplacer un vrai poème par un autre VRAI poème. A soi.

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LESCURE. Mais l’intérêt n’est-il pas d’essayer des variations sur les mêmes sonorités ? Sinon, l’isosyntaxisme naturel est constant en littérature. Il suffit, par exemple, de lire une édition critique de Baudelaire. On trouve dix vers presque semblables de dix poètes avant de arriver au vers de Baudelaire. Tout poète a, dans sa mémoire, des vers qu’il aime et qui structurent les vers qu’il découvre.

QUENEAU. Hé, Bens, y a une faute, là. AMI : vous avez conservé le M.

BENS. Oui, oui. Je me le permets. Je conserve les voyelles, mais je ne me force pas à changer les consonnes. Ce serait, alors, vraiment surhumain !

ARNAUD. Avez-vous essayé le contraire ? Les isoconsonnantismes ?

BENS. Oui. Mais alors, cela devient pratiquement impossible. Parce que (je suppose que cela vient du fait qu’il y a trois fois et demie plus consonnes que de voyelles), une succession de voyelles constitue un schéma commun à plusieurs mots, alors qu’une succession de consonnes est un schéma assez spécifique. Par exemple, prenez le mot PLUME. Si vous cherchez les mots ayant les mêmes voyelles dans le même ordre et la même structure de consonne, vous en trouverez beaucoup.

QUENEAU. BRUME, BRULE, BRUTE.

LESCURE. PRUNE, CHUTE.

BENS. C’est ça. Alors que, si vous gardez les consonnes PL et M et si vous essayez de changer les voyelles, qu’est-ce que vous trouvez ? Rien. Il y a PLUME ou PLUMA, etc c’est tout. Et c’est un phénomène probablement commun à des tas langues. C’est pour ça que l’arabe, par exemple, s’écrit sans voyelles : le schéma consonantique est suffisant—donc contingent.

LE LIONNAIS. L’isosyntaxisme, lui, est possible dans plusieurs directions.

LE PRESIDENT. Lescure, vos antérimes, S.V.P.

LESCURE. Je ne sais pas si… Non, d’abord, j’ai des isovocalismes. Voilà : é oi a eu é o o eu e é o ei.

BENS. Si y croit qu’il va nous avoir comme ça !

LESCURE. Quoi ? Vous n’avez pas reconnu ? C’est bien sûr : L’étoile a pleuré rose au creux de tes oreilles.

(Lecture de l’isovocalisme en question.)

BENS. Cela prouve que ce qu’il faut faire, ce n’est pas ce que j’ai fait, mais au contraire multiplier, diviser, ajouter et retrancher au gré de sa fantaisie.

QUENEAU. Et la division des mots ?

LESCURE. Je ne l’ai pas conservée. En voici un autre (Lecture.) Et un troisième. Mais celui-là, je ne sais plus avec quoi je l’ai fait. C’est du Rimbaud. (Lecture).

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QUENEAU. C’est Larme.

(Note postérieure de la Rédaction : C’est pas vrai. On a vérifié. Le mystère demeure.)

BENS. On devrait proposer ça comme jeu télévisé à Pierre Sabbagh. Il dirait : é eu e eu a o eu a é é o ou é. Qu’est-ce que c’est ?

QUEVAL. J’ai une proposition à faire. Je propose qu’on vote préférentiellement sur l’une des trois propositions suivantes :

1. Est-ce qu’on se fait hara-kiri ?

BENS (dans un cri). Non !

QUEVAL.

2. Est-ce qu’on se maintient tels quels ?

3. Ou est-ce qu’on se renouvelle par cooptation totale ?

BENS (sourd). Non. (Dans un sursaut) C’est contraire à nos statuts !

QUEVAL. Fais voter.

BENS-PRESIDENT (la mort dans l’âme). Qui est pour le 1 ?

QUEVAL. Miu.

BENS-P. Qui est pour le 2 ?

LE LIONNAIS. Tout le monde.

BENS. Qui est pour le 3 ?

QUENEAU. Personne.

QUEVAL. Alors, ça va durer combien de temps ?

(Pas de réponse.)

BENS. Lescure, vos antérimes.

LESCURE. Je me suis compliqué l’existence avec des post-rimes, ou des postconsonnances. Tout ça est bien irrégulier. (Lecture.)

QUENEAU. Je voudrais demander à Queval, maintenant, s’il veut bien se faire hara-kiri ?

LE LIONNAIS. Il serait plus intéressant de faire antérimes sans post-rimes. Je suis, personnellement, un obsédé de la rime. Je crois qu’il faut se débarrasser de cette tare : prends la post-rime et tortds-lui son cou. La post-rime, c’est un conditionnement qui persiste.

LESCURE. Pour ma défense, je dirai ceci. Je me suis donné les deux conditions, parce que je voulais un peu voir comment ça fonctionnait. Et quelles étaient les impor

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tances relatives de l’anté et de la postrime. J’ai cru remarquer que la poésie française est déterminée en tant que poésie par l’antérime—en tant que signification par la post-rime. Le post-rime offre un sens à étaler. L’antérime offre une sonorité à développer. Lorsque j’avais l’antérime, le vers était pour moi une découverte. Lorsqu’au contraire je cherchais la post-rime, le vers se présentait comme une signification à laquelle il fallait donner une forme.

BENS. Si vous me le permettez, je voudrais faire un petit commentaire. Dans la syntaxe française, les mots de fin de phrases sont plus significatifs que les mots de commencement.

ARNAUD. Sans faire de psychologie, c’est parce que les Français ne font aucune attention à ce que l’on dit !

QUEVAL. L’E muet divise les Français en deux. Mais enfin, l’E muet est assez souvent absorbé à la césure pour mettre les 2 Frances d’accord.

LE LIONNAIS. Celle de Vincent Auriol et celle de Gaulle !

BENS. Celle de Valéry et celle de Queneau !

ARNAUD. La grande E muette…

(On annonce un deuxième gâteau.)

LE LIONNAIS. Si l’antérime se révèle comme plus pauvre en possibilités que la post—cela pourrait être considéré comme un avantage dans une certaine esthétique. Il reste la possibilité de l’enjambement, très prometteuse.

QUEVAL. L’enjambement étant la vie même.

LE PRESIDENT. Berge va nous parler de peinture algorithmique.

BERGE. On a eu un séminaire là-dessus. Je fais toutes excuses pour n’avoir pas invité l’OuLiPo. Le frappant de la conférence, c’est qu’un certain nombre d’idées appliquées à la peinture algo, le seraient mieux à la poésie algo. Le fond du problème, c’est : comment faire varier, ou comment combiner l’aléatoire et la création. Mme Nicole Picard, la conférencière, a utilisé une théorie due à un mathématicien hongrois qui permet de prévoir la structure que ça prendra à la longue, si on augmente le nombre de relations possibles. On augmente le nombre de mots, c’est à dire de sommets, ou le nombre de relations entre les mots, ou le nombre de traits sur le tableau. Il y a des lois mathématiques qui permettent de savoir l’allure que ça prendra. Quand on parle de peinture algo, on essaie d’utiliser la continuité du trait et les modifications continues d’un tableau à un autre. Ceci n’a pas été fait par nous. On pourrait, par exemple, modifier S + 7 en passant de S + 1 à S + n. Il y a un problème de cinématique qu’il serait peut-être intéressant de creuser.

(Berge exit vers Calcutta.)

QUENEAU. Lescure a dit : Tu vas bien calcutter. C’est Lescure qui a dit ça !

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LESCURE. Non. J’ai dit : quel Cuta !

QUEVAL. Faudra tout de même couper.

BENS. On coupera, parce que je n’ai rien compris.

LE LIONNAIS. Innocence !

BENS. Vous pouvez enchaîner.

LESCURE. Je vous fais une petite distribution de prix.

(Il distribue, en effet, le catalogue d’une exposition de tapisseries de Prassinos, Mingier et Tourlière.)

QUENEAU. Je te remercie. Je l’ai eu.

QUEVAL. Faut le lire avant de remercier.

QUENEAU. Justement, je l’ai lu aussi.

LESCURE. C’est une histoire qui m’a paru intéressante. J’ai suggéré à des peintres de se livrer à quelques petits travaux de numérotage, de jeux avec des chiffres. Les 3 peintres en question ont opté pour une nouvelle forme de tapisserie. Au lieu de faire un carton aux couleurs de quoi le lissier viendrait comparer ses laines, ces peintres procèdent à l’inverse. Ils se font donner les laines colorées, numérotées et identifiées par une initiale représentant la couleur et un numéro la valeur. Ils font ensuite des compositions en noir dans les surfaces desquelles ils indiquent une lettre et un numéro. Ils ne dessinent que les structures et dans les intervalles des lignes, ils notant par exemple V3. Je leur ai suggéré de ne pas jouer seulement sur la sensibilité de l’œil et la mémoire qu’ils ont des laines colorées, mais sur les chiffres. Prenez par exemple les progressions géométriques, etc…

BENS. Alors, ils pourraient avoir des toiles qui s’appelleraient 3,1416 ? C’est admirable !

LESCURE. Je ne sais pas ce qu’ils en feront. Ils ont eu l’air à la fois enthousiasmés et parfaitement incompréhensifs.

LE LIONNAIS. La méthode de numérotage a été adoptée par les peintres il y a fort longtemps. On connaît des dessins de Breughel le Vieux qui portent 12, 23, etc…

BENS. Je vais essayer de faire une construction de tableau sur V racine de 2.

LESCURE. Nous sommes dans L’OuPeinPo.

(Brouhaha et balbutiements, augmentés par une distribution de genièvre.)

BENS. Si vous voulez bien, on va demander à Queneau de nous parler de Blavier et d’ARGUMENTS.

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QUENEAU. Blavier m’a écrit qu’il tient absolument à nous avoir à dîner chez lui à Verviers et de préférence un samedi. A quoi il joint le compte-rendu d’une soirée poétique, où il a souligné une phrase qui peut être interprétée d’une manière OuLiPienne. C’est une soirée J.P. ( ?) « L’humanité, cette grande famille… » C’est un poème ininterrompu, celui de l’humanité à la recherche de la paix. On y trouve en vrac Aragon, Eluard, Arp, Prévert. « Nous avons frémi (…) à ce poème que l’on peut commencer par n’importe quel vers. C’est ça qui est souligné.

CHAMBERS. (avec l’accent belge) Ha-ha.

QUENEAU. Quant à ARGUMENTS, cette revue s’est sabordée (ce qui ne nous regarde pas). Mais, par ailleurs, dedans, on y trouve huit articles sous le titre général : LE LANGAGE ET LE SILENCE. Un de ces articles, le second est intitulé : « Poésie expérimentale, poétique et art permutationnels », et l’auteur, c’est Abraham MOLES, qui a été notre invité, et qui ne dit pas un mot de l’OuLiPo dans cet article.

(Réprobation.)

LE LIONNAIS. Je crois que cet article était écrit avant son invitation. Il me semble même qu’il nous l’avait apporté, ou avait promis de l’envoyer ???

BENS. Certes Mais M. Moles aurait pu modifier son article. Car, ne pas parler de l’OuLiPo, cela revient, aujourd’hui, à prendre position contre lui. Cela dit, puis-je conserver la lettre à Mme Rouletabille ?

LE LIONNAIS. Vous pouvez—en tant que Secrétaire Provisoire seulement.

(De cette lettre et de son contenu, nul ne saura jamais rien)

LE LIONNAIS. J’ai la parole, profitons-en, ce n’est pas si aisé. J’ai pris contact avec IBM, et cela en liaison avec ce que nous a donné M. Starynkevitch, et avec la pauvreté de ses moyens (avoués). Il a fait, par exemple, un vocabulaire très pauvre, auquel il a ajouté 7. J’insiste sur le fait que si ce vocabulaire est pauvre, c’est parce que les moyens (financiers, naturellement) de M. St. Sont limités. Ifait equipeut, ilépadébeu. Ha ! Mais je pense que nous pourrions tirer davantage d’IBM. Je suis entré en rapports, non pas avec IBM-France, mais avec IIIBBBMMM-EU-RO-PE, qui m’a d’ailleurs remis en rapports, immédiatement après, avec ibm france—mais après avoir aménagé la question tout de même (dame !) IBM (Univers) est d’accord pur nous établir le lexique des bords de sonnets, environ 2.000, mais à condition qu’on ait dactylographié lesdits sonnets. Ce qui pose un problème de dactylo (graphie). Je me demande si on ne pourrait pas trouver ça chez G.ll.m.rd

(Hurlements de rigolade générale.)

LE LIONNAIS… Ou encore à la RTF

(Même jeu.)

LE LIONNAIS… Voire au M.rc.r. d. Fr.nc.

(Même jeu, à point jamais atteint. Queval s’avalouit. On le ranime

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(Une discussion serrée s’élève, sur la possibilité d’une dame-qui. On envisage même d’utiliser le charme bien connu de S.P. Puis on abandonne même cette idée, au grand dam du dévoué dataire, qui se navre à l’idée de ne pouvoir, une fois de plus payer de sa personne pour la bonne cause. On le console en lui précisant que, justement, une telle dactylographe-qui n’existe pas. Il en convient, malgré tout.)

LE LIONNAIS. Et si nous trouvions une firme qui nous prêterait une dactyle, à des publicitaires fins ? On publierait partout : les sonnets de… ont été tapés à la machine grâce au savon XYZ.

(Doute général.)

LE LIONNAIS. Quoi qu’il en soit ou, pour parler comme M. Guy Mollet, en tout état de cause (la bonne cause que cette cause-là !), bref, dis-je, il faut numéroter chaque sonnet, afin que la machine puisse les repérer aisément. 300 lignes égalent 20 sonnets. Ou plutôt, puisque nous n’écrirons que quatre lignes par sonnet (les mots d’en-haut, les mots de droite, les mots d’en-bas, les mots de gauche), 20 sonnets ne représenteront que 80 lignes. C’est vraiment peu.

LESCURE. Je prends LES ANTIQUITES DE ROME.

QUENEAU. Est-ce que l’ est un premier mot ?

LE LIONNAIS. On pourrait ajouter e ou a, suivant le cas.

BENS. Je prends BAUDELAIRE.

(La conversation, de générale, devient confuse. On entend surtout L.L. :)

LE LIONNAIS. Les mots doivent être orthographiés de la même manière. (…) Les articles, ça donne des facilités. (…) Supposons qu’on ait dit : « On appellera bords du poème le premier et le dernier vers », cela nous donnerait déjà des choses très intéressantes. (…) Que dit Arnaud ?

LESCURE. Arnaud disait que on est plus riches apparemment (en prenant les quatre bords au lieu de deux), mais qu’on est plus pauvres en réalité, parce que ce sont le mots les moins intéressants que nous retrouverons sans cesse.

LE LIONNAIS. Pas nécessairement. On peut tourner un poème pour que les premiers mots ne jouent jamais. Ce n’est pas difficile, c’est une question de placement. Il suffit de les écrire, puis de les faire tourner.

QUENEAU. Une remarque comme ça, comme impression superficielle et rapide. Si on ne s’en tient qu’aux mots significatifs, aux mots pleins, étant donnée la tendance des écrivains français à ne pas se répéter, la tangence va être très rare. Je prends Maurice Scève. Son vocabulaire se renouvelle presque totalement dans chaque sonnet. C’est évidemment un des plus rigoureux. Mais, à l’intérieur de M. Sc., j’ai l’impression qu’il n’y a pour ainsi dire aucune tangence !

LE LIONNAIS. Bien sûr. C’est pourquoi il faut 2.000 sonnets, et de toutes les époques.

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