OUVROIR DE LITTERATURE POTENTIELLE
Circulaire n°8
5 mai 1961
COMPTE-RENDU DE LA REUNION DU VENDREDI 28 AVRIL 1961
Absents : François Le Lionnais, Claude Berge et Latis, excusés.
Président de séance : Jean Queval.
Albert-Marie Schmidt ouvre la séance par la lecture d’un poème en vers monosyllabiques d’Amédée Pommier, intitulé Sparte (en langue laconique). Le présentateur fait remarquer que la réussite technique de ce poème lui semble résider dans l’alternance des rimes masculines et féminines, à quoi n’est pas parvenu Rimbaud, en d’analogues exercices.
Jean LESCURE : Mais y pensa-t-il ?
Raymond QUENEAU : Bien sûr : comment n’y aurait-il pas pensé ? Ce poème est versé aux archives.
Noël ARNAUD déclare que Sa Magnificence, après s’être penchée avec bienveillance sur les activités de l’OuLiPo, serait disposée à modifier la formule d’inclusion de l’OuLiPo dans le Collège de Pataphysique de manière à lui accorder l’autonomie interne au sein de la Commission des Imprévisibles présidée pour un tiers par le Satrape Raymond Queneau. L’OuLiPo constituerait alors à lui tout seul une Sous-Commission.
La déclaration de Noël Arnaud sur les intentions de Sa Magnificence est accueillie, naturellement, avec un respect satisfait et une respectueuse satisfaction.
Lecture est faite ensuite d’une Ballade à l’imitation de Jehan Molinet, sur les rimes Ou, Li, Po, par Jaquet Cardon. Murmures flatteurs sur tous les bancs.
Par le même, un OuLiPotage sur un poème de Jehan Cocteau, extrait de le Chiffre Sept – OuLiPotage consistant à changer le dernier mot de chaque vers, suivant une méthode R(ime) + 3, au moyen d’un Dictionnaire à cet effet. La médiocrité du résultat laisse chacun perplexe.
Raymond QUENEAU : La seule explication possible me paraît la suivante : quand un poème présente les caractères des bouts-rimés, l’OuLiPotage accentue ces caractères. Ceci expliquerait, par ailleurs, la densité des fins de vers de Mallarmé.
Albert-Marie SCHMIDT : …et le grand intérêt (souvent supérieur à celui des sonnets achevés) des brouillons de Heredia, qui ne présentent que des recherches de rimes.
Raymond Queneau présente deux sigles dessinés par M.Latis. Une photocopie de ces sigles fut jointe à la précédente circulaire . Précisons que celui de gauche se lit du centre vers l’extérieur (« ça fait plus potentiel ») et que celui de droite se lit de l’extérieur vers le centre (« ça fait plus ouvroir »). C’est celui de droite qui est adopté par la majorité (parce qu’il ressemble à la fois à un ciboire et à un chandelier). Jean Lescure vote pour la gauche. Des félicitations et des remerciements unanimes sont adressés à M.Latis.
Albert-Marie Schmidt fait remarquer que le mot ομλε/oule (« salut ») était le salut traditionnel au cours des fêtes de Cérès. Ce salut est adopté et rendu obligatoire entre OuLiPiens. (A.M. Schmidt a cependant omis de nous indiquer quel geste accompagnait ce cri.)
Jean Queval propose la composition d’un Hymne OuLiPien ou, plus précisément, l’ouverture d’un concours pour la composition des paroles d’un tel hymne. Les paroles rédigées, on demandera aux membres du MIAM (1 ) de les mettre en musique (sans leur révéler ce dont il s’agit exactement.
1Le MIAM est un groupe composé de Michel Philippot (M), Ianis Xenakis (I) Alain de Chambure (A), Abraham Moles (M), qui étudie les règles très générales auxquelles doit obéir un assemblage (sonore), pictural, etc …) pour être considéré comme un oeuvre d’art par un opérateur humain moyen (encore qu’actuellement le MIAM s’efforce de composer une musique pour les rats).
Jean Queval souhaiterait que ces paroles fussent composées en tenant compte des trois premières lettres des noms de chaque membre de l’OuLiPo. Chacun peut adopter la méthode qu’il voudra (à condition de la justifier). Il est recommandé d’introduire, dans la méthode, un « incidence arithmétique ».
Un blâme est adressé au Président pour avoir oublié sa propre méthode.
Un second blâme (plus grave) lui est infligé pour avoir déclaré : « …que chacun inventasse ».)
Paul BRAFFORT, poète, belge et atomiste, est adopté à l’unanimité comme membre correspondant. La présente circulaire lui sera adressée dès que le Secrétariat Provisoire aura connaissance de sa résidence habituelle.
Raymond Queneau lit une lettre de M.Latis concernant la définition de l’OuLiPo publiée dans la circulaire n° 6 . Cette lettre et cette définition donnent lieu à une controverse et passionnante, dont voici quelques bribes, médiocrement saisies et mal raccommodées par la plume trop lente du S.P.
Jean QUEVAL : Une définition est assez difficile établir, parce que nos travaux sont partis dans tous les sens.
Jacques BENS : C’est évident. Queval aurait même pu dire qu’une telle définition est prématurée. Car elle est analogue à tout loi scientifique : on expérimente d’abord ; on tire la loi ensuite. Il est sans doute trop tôt pour tirer cette loi. Mais nous pouvons peut-être cerner la question, ne serait-ce que pour permettre aux lecteurs des Dossiers du Collège de s’y retrouver un peu parmi nos communications.
(On note à ce propos, que la définition que Raymond Queneau a rédigée pour ce Dossier est, actuellement, excellente. Elle n’a pas été déposée au Secrétariat Provisoire. Mais elle reste dans la mémoire de chacun).
CRITIQUE ET RECHERCHE D’UNE DEFINITION
Albert-Marie SCHMIDT : Le mot « scientifique » me gêne. Qu’y a-t-il de tellement « scientifique » dans le découpage de textes, dans la
composition de poèmes avec mots imposés (qui ne sont donc que bouts-rimés). Dans la substitution de termes, etc … ?
Raymond QUENEAU et Jean LESCURE (en chœur) : Nous sommes au milieu du XX° siècle. Tout présente un rapport avec la Science.
Raymond QUENEAU : Nous pouvons dire, par exemple, que nos recherches de rhétorique tiennent compte du fait que la Science n’en est pas restée à Pythagore.
Albert Marie-SCHMIDT : On pourrait alors préciser que nous nous trouvons devant de textes existants, et que nous les modifions sans faire intervenir notre affectivité personnelle…
Raymond QUENEAU : Permettez ! Permettez : nous avons trouvé inintéressant l’OuLiPotage réalisé sur un poème de Cocteau…
Albert-Marie SCHMIDT : …qui n’a pas flatté notre affectivité…
Noël ARNAUD : …qui ne nous a pas donné de plaisir !
Albert-Marie SCHMIDT : l’affectivité est donc résolument mise en cause !
Jacques BENS : il faudrait tout de même remarquer que ce qui nous a préoccupés jusqu’ici, c’est la méthode. Or, c’est une méthode scientifique : nous partons de textes existants, c’est-à-dire de faits. Et nous leur appliquons un certain nombre de traitements systématiques et prévus par avance. C’est la démarche même de toute expérience scientifique.
Albert-Marie SCHMIDT : En tant que professeur, je tiens à relever la complète objectivité des recherches que l’on nous a présentées jusqu’ici. Cependant, un phénomène me semble mériter un soupçon d’attention : tout texte étudié possède des potentialités que nous faisons passer à l’actualité, c’est-à-dire que nous transformons en réalités.
Noël ARNAUD : Je voudrais insister à mon tour sur les faits. Ce sont des faits que nous partons. C’est pourquoi, je crois qu’il serait vaut mieux nous en tenir au matériau concret. Et puis, ne pas oublier les machines.
Raymond QUENEAU : Je proteste ! Notre méthode pourrait s’appliquer à des faits inexistants.
Jean LESCURE : J’approuve ce que vient de dire le Trt Satrape : nous pouvons très bien faire passer des faits inexistants à l’existence. Il y a une potentialité de l’inexistant.
Albert-Marie SCHMIDT (avec étonnement) : Mais c’est très intelligent !
Jean LESCURE : Je ne vous le fais pas dire.
Jean QUEVAL : Messieurs, pas d’ironie, je vous prie.
Albert-Marie SCHMIDT : Mais pas du tout ! Lescure rejoint là un certain nombre de conceptions très en honneur dans le Romantisme Allemand.
Jacques BENS : Je proteste à mon tour ! Ce dont parle Lescure fait appel à une méthode poétique, non pas scientifique.
Jean QUEVAL : Permettez au Président de récapituler, pour clarifier (si faire se peut—mais faire se peut-il ?) la discussion. Je relève trois points : a/ l’unanimité est faite sur l’importance de cette définition et sa difficulté ; b/ nous est-il possible de ne pas nous limiter aux matériaux ; c/ ne pas oublier l’intervention des machines.
Raymond QUENEAU (qui tient à son idée) : Pour en revenir au petit b, ne pensez-vous pas que ce que nous faisons ressemble à ce que font certains peintres ? Comme ils découvrent des valeurs picturales où elles n’existent pas, nous découvrons des valeurs littéraires où il n’y en a pas. Historiquement, on peut considérer que, le jour où les Carolingiens se sont mis à compter sur leurs doigts jusqu'à 6, 8, ou 12 pour faire des vers, ils ont accompli un travail OuLiPien.
Jean LESCURE : Du boulier à la machine Bull !
Raymond QUENEAU : D’autre part, et contrairement à ce que l’attitude de notre ami Lescure pourrait parfois laisser croire, nous ne sommes pas des petits plaisantins. C’est très sérieusement que nous nous livrons à nos travaux. (Murmures approbateurs.) Et nous avons acclamé la détermination de potentiel au lieu d’expérimental. Or, le potentiel c’est ce qui n’existe pas encore.
Jean LESCURE (qui n’a rien compris) : T’as compris, dataire ?
Jacques BENS : Que disais-je d’autre ? Pour arriver au potentiel (au futur), il faut bien partir de ce qui existe (le présent) !
(La fin de la discussion se perd dans le tumulte et l’anarchie.)
Il est enfin question du Dossier OuLiPien du Collège. Une circulaire spéciale (n°7) a été consacrée à cet important problème. Une réunion spéciale lui sera également consacrée.
Jean Lescure donne lecture de permutations réalisées sur des Phrases d’Arthur Rimbaud. L’opération paraît intéressante. A poursuivre.
Raymond Queneau signale la perte de la canonicité par exemple Philomène. Il ajoute : « Ce dégommage conduit inéluctablement à la négation de la divinité du Christ », sans préciser s’il le déplore ou s’en réjouit, ce que n’a pas cherché à percer la discrétion toute OuLiPienne de l’assemblée.
Noël Arnaud lit (et verse aux archives) le très curieux résultat d’un « Concours des Artistes » de Guadeloupe. Bien que ces textes ressortissent plus à la folie littéraire qu’à la littérature potentielle, Raymond Queneau propose de retenir ce vers d’une chanson primée :
« Ces recherches sobres et fécondes … »
La prochaine réunion officielle aura lieu le LUNDI 5 JUIN 1961, au Restaurant Laborderie, 40 rue de l’Université (1er étage).
Cependant, une réunion facultative est prévue pour le VENDREDI 12 MAI, au même lieu. Elle sera entièrement consacrée à la préparation du Dossier dont il a été question à plusieurs reprises. Les absences seront excusées, mais les présences hautement appréciées.
pour le S.D.D.,
Ythier MARCHANT
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